Olive Yao
20-10-05, 20:37
LES FÉMINISTES FACE À LA MONTÉE DES MOUVEMENTS POLITICO - RELGIEUX
Intervention de Chahla –Chafiq –Beski à l'université de Ni Putes Ni Soumises 2 octobre 2005
La montée du politico – religieux menace la démocratie et défie les féministes
Le débat actuel sur l’Islam, l’islamisme et les droits des femmes, nous interpelle sur le rôle et la place de la démocratie eu égard aux luttes des femmes pour leur liberté et leur autonomie. En mettant l’accent sur les inégalités et les discriminations à l’oeuvre dans la société occidentale, en critiquant la marchandisation du sexe et l’image de la femme-objet dans la pornographie et en attaquant les politiques impérialistes, le discours islamiste, dans sa version radicale, met en question le bien fondé de la démocratie et rejette les droits de l’Homme et la liberté des femmes comme les fruits empoisonnés de la « culture occidentale ». Dans sa version modérée, le discours islamiste propose de réhabiliter le rôle de la religion comme la source des normes de vie de la communauté pour respecter le droit à la différence et approfondir la démocratie. En France, les islamistes modérés parlent de l’ouverture de la laïcité pour mieux intégrer la composante musulmane de la société et promouvoir la pluralité démocratique.
Pour clarifier les réflexions qui vont suivre, il convient de souligner que, dans l’approche présente, la désignation « islamiste » renvoie à toute vision qui affirme l’islam comme le ciment de l’identité individuelle et collective et le désigne par conséquence comme la source des normes et des lois érigeant leur vie. Les différentes tendances de l’islamisme, depuis les plus radicales aux plus modérées, partagent cette vision qui procède par une confusion du culturel et du cultuel pour construire une identité sociale communautaire basée sur la religion. Ce communautarisme omet la multiplicité des appartenances identitaires (pays, sexe, orientation sexuelle, âge, groupe sociaux, convictions) et nie la dynamique de la construction identitaire, traversée par les changements. En effet, les personnes peuvent constituer une communauté de foi selon leur appartenance à une religion, mais ce type de rassemblement ne constitue en aucun cas une communauté porteuse d’un projet sociopolitique commun. Dans la France d’aujourd’hui, qui vit depuis plus d’un siècle la séparation entre l’Eglise et l’Etat, il va sans dire que les catholiques ont des positions tout à fait divergentes sur les orientations sociales, politiques et culturelles. Pour les musulmans, une telle évidence n’est pas facilement acquise. On oublie trop souvent que l’instauration de la laïcité en France a été le fruit de rapports de forces sociopolitiques et que les questions liées aux droits humains, à la liberté des individus et à l’égalité des citoyen(e)s, y ont constitué les axes thématiques majeurs. Dans ce sens, il y a un rapport dialectique entre la démocratie, la laïcité, les droits de l’Homme et l’égalité des femmes.
A ce sujet, il est important de revenir sur notre conception de la démocratie pour couper cours aux confusions répandues dans le débat actuel où la défense de la république laïque démocratique est parfois interprétée comme une justification des inégalités et des discriminations existantes. Face à ce type de confusion, il est nécessaire de rappeler que la démocratie n’est pas un cadre politique dont l’instauration permet automatiquement l’établissement de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. Mais, elle fournit un cadre pour avancer dans le projet d’autonomie et c’est bien cela qui fait que nous nous y intéressons.
En effet, la démocratie moderne puise son fondement dans l’image idéale d’une collectivité composée d’individus libres et égaux, qui sont à la fois auteurs et destinataires des droits. La reconnaissance de la liberté de l’individu et de son autonomie exige la désacralisation des lois pour qu’elles puissent faire l’objet de changement et s’adapter à l’évolution de la société. Ce n’est donc pas un hasard si la séparation entre les domaines de l’Eglise et de l’Etat est un fait constitutif de l’avènement de la démocratie moderne. La laïcité française, même si elle reste inachevée, présente la forme la plus radicale de cette séparation. Mais force est de constater que l’instauration du système démocratique dans les sociétés occidentales est allée toujours de pair avec la fin du règne du religieux sur la gouvernance de la cité. Dans cette optique, la fin du règne du religieux ne signifie en aucun cas la fin de la religion mais ouvre la voie pour l’avènement de l’individu- sujet. La lutte des femmes pour la liberté et l’autonomie y a trouvé un contexte favorable. Toute religion, dès qu’elle advient en tant que Loi érigeant la vie sur la terre, dévie de son rôle spirituel pour devenir une idéologie qui défie l’autonomie créative de l’individu. Les religions idéologisées ont toujours soutenu, justifié et développé la tradition patriarcale, au sein de laquelle, les femmes sont respectées en tant que mères, protégées en tant qu’épouses, adorées en tant qu’amantes, mais jamais reconnues comme individus autonomes.
Ainsi, l’affirmation de la liberté et de l’autonomie de l’individu au sein de la démocratie moderne a ouvert la voie pour les avancées des droits des femmes. Si l’on peut confirmer que l’instauration de la citoyenneté démocratique et la séparation de l’église et de l’Etat n’ont pas donné automatiquement lieu à la reconnaissance de l’égalité des sexes, force est cependant de constater qu’elles ont constitué les conditions sine qua non pour faire avancer les luttes féministes. Les valeurs de la liberté /égalité / fraternité, loin d’être des principes abstraits, ont donc des fonctions sociales précises. La reconnaissance formelle de l’égalité et de la liberté, en tant que repères collectifs, permet d’avancer vers la liberté et l’égalité réelles. Ces avancées ne se réalisent bien évidemment qu’au travers des combats contre les répressions sexistes et contre les discriminations. Ceux-ci s’inscrivent en fait dans des luttes politiques qui ont toujours cours au sein de la démocratie autour de différentes orientations sociopolitiques. Par contre, là où la participation des citoyen(e)s acteur(e)s dans les rapports de forces diminue et la dépolitisation s’accroît, la démocratie s’affaiblit et risque de perdre son sens. Cet état de choses est par ailleurs favorable au développement des alternatives antidémocratiques, au nombre desquelles les différentes sortes de courants fascisants dont l’islamisme.
Cette analyse se vérifie par ailleurs par l’observation de l’évolution de la situation des femmes dans le contexte d’absence de la démocratie. Le cas des pays dits musulmans, dans la plupart desquels l’absence de la démocratie s’articule avec le poids du religieux sur les normes de la gestion de la sexualité et les lois érigeant le statut des femmes, est à cet effet significatif. Dans les pays aussi différents que l’Algérie, l’Iran, l’Egypte, nous nous trouvons face aux schémas similaires qui renseignent sur les méfaits de ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Celle-ci se caractérise par une modernisation des moyens de production et des institutions gérées par la dictature. Dans ce cas, l’absence de la démocratie favorise non seulement la corruption et les inégalités sociales mais fait aussi obstacle à la gestion de la crise des instances traditionnelles, crée des situations d’anomie sociale et bloque le développement social et humain. La condition des femmes cristallise ce développement bloqué : la modernisation leur permet, surtout dans les milieux urbanisés, l’accès à a scolarité et au travail rémunéré. Mais, les codes juridiques inspirés de la Loi islamique justifient leur statut inférieur et favorisent le maintien de la répression sexuelle. L’évolution culturelle par rapport à la libération des femmes en subit les conséquences. Dans toute société patriarcale, le changement du statut de femmes et la transformation des rapports des sexes dans le sens de l’autonomie de femmes produit des bouleversements qui traversent à la fois l’espace privé et public. Ils touchent aussi bien aux problématiques relevant de la vie sociale qu’aux questions les plus intimes de la vie de l’individu. L’avancée des droits des femmes ne se fait jamais donc sans conflits entre les individus et les groupes sociaux, impliquant une somme de souffrances et de joies. En effet, la démocratie et l’accès à l’autonomie ne vise pas à garantir le bonheur (notion subjective et très relative selon la perception de la personne et d’une personne à l’autre) mais vise à promouvoir les droits humains, sociaux et politiques. Or, par les biais de la mise en place des lois progressistes et de l’organisation du débat social et des compagnes pédagogiques, la démocratie permet à la société de gérer la tension existant toujours entre la modernité et la tradition. Alors que dans les pays dits islamiques, la modernité mutilée intensifie cette tension pour créer des situations d’anomie sociale dans laquelle l’émancipation des femmes apparaît comme une cause de crise sociale. Il faudrait sans doute chercher dans ce phénomène la cause du retour au voile, qui s’est produite dans les pays comme l’Egypte ou l’Algérie, durant ces dernières décennies, parmi les femmes dans les milieux urbanisés. Il convient de noter que ce fait progresse parallèlement au développement de l’islamisme dont la propagande contribue à la culpabilisation des femmes « occidentalisées ». L’image de ces dernières est identifiée en tant qu’alliée à l’Occident colonisateur, responsable de la croissance de l’injustice sociale et des maux sociaux qui résultent, en fait, du blocage du développement économique, social et humain sous la dictature. Il est intéressant de voir que même les tendances les plus libérales de l’islamisme restent crispées sur la liberté et l’autonomie des femmes. N’est –il pas vrai que ces dernières sont considérées, au sein de toute culture communautaire, comme les gardiennes des traditions ?
L’absence de la démocratie favorise ainsi le développement de l’islamisme. Là où le Parlement et le droit de vote existent, la dictature les vide de sens. Les conflits sociaux politiques ne trouvent pas les moyens de s’exprimer et de canaliser les rapports de forces autour de projets politiques différents. L’étouffement des partis, des syndicats et des médias et la répression de la liberté de parole, tout en réduisant l’expression de la pluralité d’opinions, laissent un champ formidablement élargi à la propagande des islamistes. Notons que, le discours islamiste se diffuse au sein de ces sociétés aussi bien par les gouvernants - qui tentent d’instrumentaliser la religion pour mieux exercer leur contrôle et réprimer l’opposition démocrate - que par les opposants islamistes qui brandissent le drapeau de la religion pour lutter contre la corruption et l’injustice.
Nous sommes tous responsables
Nous venons de le dire : la montée de l’islamisme sous différentes formes, depuis les années 1980, n’est pas un fait accidentel mais résulte, bel et bien, d’un long processus de blocage du développement politique, social et humain dans les pays concernés. Il engage la responsabilité des dictatures locales mais aussi les pouvoirs occidentaux qui, soucieux des intérêts économiques du moment, ont omis de défendre les valeurs démocratiques et ont soutenu de manière directe et indirecte les pouvoirs dictatoriaux. Enfin, il faudrait rappeler également que les mouvements d’opposition de tendance non–islamiste, épuisés par une répression continuelle et déroutés par l’absence d’une pensée démocratique, n’ont pas pu jouer leur rôle dans la construction d’une alternative démocratique face à la propagande islamiste. Certains d’entre eux sont allés et vont toujours jusqu’à justifier les mouvements islamistes, pour cause de défense des peuples déshérités et humiliés sous domination de l’impérialisme occidental. Ce type de pensée et de positionnement est également présent parmi les forces progressistes et notamment des féministes de pays occidentaux.
Cette vision se fonde sur les confusions dangereuses qui la rapprochent du discours islamiste. Ce dernier affirme que la religion est le ciment de l’identité du peuple musulman réprimé par l’Occident impérialiste. La notion de peuple musulman nie l’existence réelle des musulman (e)s, traversée par une diversité d’appartenances sociales, sexuelles et politiques, afin de créer une identité communautaire fondée sur la religion, pour l’instrumentaliser ensuite à des fins politiques. De la même manière, la réalité complexe de l’Occident est niée afin de la réduire à l’impérialisme et de procéder à la négation des valeurs de la démocratie, de la liberté et de l’égalité, au nom de la lutte contre les colonisateurs et les impérialistes.
Ce discours, assez simpliste, trouve cependant un écho favorable, non seulement auprès des déshérités, mais également auprès de différentes couches sociales, y compris des intellectuels. Ce fait nous renvoie à une autre dimension du phénomène de la montée du politico-religieux dans le monde actuel, dépassant l’unique cas de l’islam. Ajourd’hui, nous sommes confrontés aux divers mouvements de nature politico-religieux qui visent à faire reculer la sécularisation et à réinvestir l’espace public. Tout comme pour l’islamisme, les questions liées à la gestion de la sexualité et aux rapports des sexes, lieux de cristallisation de l’ordre religieux, se trouvent au centre de leurs stratégies (voir les positionnements des intégristes catholiques et protestants autour de l’avortement, du PACS, etc.).
Intervention de Chahla –Chafiq –Beski à l'université de Ni Putes Ni Soumises 2 octobre 2005
La montée du politico – religieux menace la démocratie et défie les féministes
Le débat actuel sur l’Islam, l’islamisme et les droits des femmes, nous interpelle sur le rôle et la place de la démocratie eu égard aux luttes des femmes pour leur liberté et leur autonomie. En mettant l’accent sur les inégalités et les discriminations à l’oeuvre dans la société occidentale, en critiquant la marchandisation du sexe et l’image de la femme-objet dans la pornographie et en attaquant les politiques impérialistes, le discours islamiste, dans sa version radicale, met en question le bien fondé de la démocratie et rejette les droits de l’Homme et la liberté des femmes comme les fruits empoisonnés de la « culture occidentale ». Dans sa version modérée, le discours islamiste propose de réhabiliter le rôle de la religion comme la source des normes de vie de la communauté pour respecter le droit à la différence et approfondir la démocratie. En France, les islamistes modérés parlent de l’ouverture de la laïcité pour mieux intégrer la composante musulmane de la société et promouvoir la pluralité démocratique.
Pour clarifier les réflexions qui vont suivre, il convient de souligner que, dans l’approche présente, la désignation « islamiste » renvoie à toute vision qui affirme l’islam comme le ciment de l’identité individuelle et collective et le désigne par conséquence comme la source des normes et des lois érigeant leur vie. Les différentes tendances de l’islamisme, depuis les plus radicales aux plus modérées, partagent cette vision qui procède par une confusion du culturel et du cultuel pour construire une identité sociale communautaire basée sur la religion. Ce communautarisme omet la multiplicité des appartenances identitaires (pays, sexe, orientation sexuelle, âge, groupe sociaux, convictions) et nie la dynamique de la construction identitaire, traversée par les changements. En effet, les personnes peuvent constituer une communauté de foi selon leur appartenance à une religion, mais ce type de rassemblement ne constitue en aucun cas une communauté porteuse d’un projet sociopolitique commun. Dans la France d’aujourd’hui, qui vit depuis plus d’un siècle la séparation entre l’Eglise et l’Etat, il va sans dire que les catholiques ont des positions tout à fait divergentes sur les orientations sociales, politiques et culturelles. Pour les musulmans, une telle évidence n’est pas facilement acquise. On oublie trop souvent que l’instauration de la laïcité en France a été le fruit de rapports de forces sociopolitiques et que les questions liées aux droits humains, à la liberté des individus et à l’égalité des citoyen(e)s, y ont constitué les axes thématiques majeurs. Dans ce sens, il y a un rapport dialectique entre la démocratie, la laïcité, les droits de l’Homme et l’égalité des femmes.
A ce sujet, il est important de revenir sur notre conception de la démocratie pour couper cours aux confusions répandues dans le débat actuel où la défense de la république laïque démocratique est parfois interprétée comme une justification des inégalités et des discriminations existantes. Face à ce type de confusion, il est nécessaire de rappeler que la démocratie n’est pas un cadre politique dont l’instauration permet automatiquement l’établissement de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. Mais, elle fournit un cadre pour avancer dans le projet d’autonomie et c’est bien cela qui fait que nous nous y intéressons.
En effet, la démocratie moderne puise son fondement dans l’image idéale d’une collectivité composée d’individus libres et égaux, qui sont à la fois auteurs et destinataires des droits. La reconnaissance de la liberté de l’individu et de son autonomie exige la désacralisation des lois pour qu’elles puissent faire l’objet de changement et s’adapter à l’évolution de la société. Ce n’est donc pas un hasard si la séparation entre les domaines de l’Eglise et de l’Etat est un fait constitutif de l’avènement de la démocratie moderne. La laïcité française, même si elle reste inachevée, présente la forme la plus radicale de cette séparation. Mais force est de constater que l’instauration du système démocratique dans les sociétés occidentales est allée toujours de pair avec la fin du règne du religieux sur la gouvernance de la cité. Dans cette optique, la fin du règne du religieux ne signifie en aucun cas la fin de la religion mais ouvre la voie pour l’avènement de l’individu- sujet. La lutte des femmes pour la liberté et l’autonomie y a trouvé un contexte favorable. Toute religion, dès qu’elle advient en tant que Loi érigeant la vie sur la terre, dévie de son rôle spirituel pour devenir une idéologie qui défie l’autonomie créative de l’individu. Les religions idéologisées ont toujours soutenu, justifié et développé la tradition patriarcale, au sein de laquelle, les femmes sont respectées en tant que mères, protégées en tant qu’épouses, adorées en tant qu’amantes, mais jamais reconnues comme individus autonomes.
Ainsi, l’affirmation de la liberté et de l’autonomie de l’individu au sein de la démocratie moderne a ouvert la voie pour les avancées des droits des femmes. Si l’on peut confirmer que l’instauration de la citoyenneté démocratique et la séparation de l’église et de l’Etat n’ont pas donné automatiquement lieu à la reconnaissance de l’égalité des sexes, force est cependant de constater qu’elles ont constitué les conditions sine qua non pour faire avancer les luttes féministes. Les valeurs de la liberté /égalité / fraternité, loin d’être des principes abstraits, ont donc des fonctions sociales précises. La reconnaissance formelle de l’égalité et de la liberté, en tant que repères collectifs, permet d’avancer vers la liberté et l’égalité réelles. Ces avancées ne se réalisent bien évidemment qu’au travers des combats contre les répressions sexistes et contre les discriminations. Ceux-ci s’inscrivent en fait dans des luttes politiques qui ont toujours cours au sein de la démocratie autour de différentes orientations sociopolitiques. Par contre, là où la participation des citoyen(e)s acteur(e)s dans les rapports de forces diminue et la dépolitisation s’accroît, la démocratie s’affaiblit et risque de perdre son sens. Cet état de choses est par ailleurs favorable au développement des alternatives antidémocratiques, au nombre desquelles les différentes sortes de courants fascisants dont l’islamisme.
Cette analyse se vérifie par ailleurs par l’observation de l’évolution de la situation des femmes dans le contexte d’absence de la démocratie. Le cas des pays dits musulmans, dans la plupart desquels l’absence de la démocratie s’articule avec le poids du religieux sur les normes de la gestion de la sexualité et les lois érigeant le statut des femmes, est à cet effet significatif. Dans les pays aussi différents que l’Algérie, l’Iran, l’Egypte, nous nous trouvons face aux schémas similaires qui renseignent sur les méfaits de ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Celle-ci se caractérise par une modernisation des moyens de production et des institutions gérées par la dictature. Dans ce cas, l’absence de la démocratie favorise non seulement la corruption et les inégalités sociales mais fait aussi obstacle à la gestion de la crise des instances traditionnelles, crée des situations d’anomie sociale et bloque le développement social et humain. La condition des femmes cristallise ce développement bloqué : la modernisation leur permet, surtout dans les milieux urbanisés, l’accès à a scolarité et au travail rémunéré. Mais, les codes juridiques inspirés de la Loi islamique justifient leur statut inférieur et favorisent le maintien de la répression sexuelle. L’évolution culturelle par rapport à la libération des femmes en subit les conséquences. Dans toute société patriarcale, le changement du statut de femmes et la transformation des rapports des sexes dans le sens de l’autonomie de femmes produit des bouleversements qui traversent à la fois l’espace privé et public. Ils touchent aussi bien aux problématiques relevant de la vie sociale qu’aux questions les plus intimes de la vie de l’individu. L’avancée des droits des femmes ne se fait jamais donc sans conflits entre les individus et les groupes sociaux, impliquant une somme de souffrances et de joies. En effet, la démocratie et l’accès à l’autonomie ne vise pas à garantir le bonheur (notion subjective et très relative selon la perception de la personne et d’une personne à l’autre) mais vise à promouvoir les droits humains, sociaux et politiques. Or, par les biais de la mise en place des lois progressistes et de l’organisation du débat social et des compagnes pédagogiques, la démocratie permet à la société de gérer la tension existant toujours entre la modernité et la tradition. Alors que dans les pays dits islamiques, la modernité mutilée intensifie cette tension pour créer des situations d’anomie sociale dans laquelle l’émancipation des femmes apparaît comme une cause de crise sociale. Il faudrait sans doute chercher dans ce phénomène la cause du retour au voile, qui s’est produite dans les pays comme l’Egypte ou l’Algérie, durant ces dernières décennies, parmi les femmes dans les milieux urbanisés. Il convient de noter que ce fait progresse parallèlement au développement de l’islamisme dont la propagande contribue à la culpabilisation des femmes « occidentalisées ». L’image de ces dernières est identifiée en tant qu’alliée à l’Occident colonisateur, responsable de la croissance de l’injustice sociale et des maux sociaux qui résultent, en fait, du blocage du développement économique, social et humain sous la dictature. Il est intéressant de voir que même les tendances les plus libérales de l’islamisme restent crispées sur la liberté et l’autonomie des femmes. N’est –il pas vrai que ces dernières sont considérées, au sein de toute culture communautaire, comme les gardiennes des traditions ?
L’absence de la démocratie favorise ainsi le développement de l’islamisme. Là où le Parlement et le droit de vote existent, la dictature les vide de sens. Les conflits sociaux politiques ne trouvent pas les moyens de s’exprimer et de canaliser les rapports de forces autour de projets politiques différents. L’étouffement des partis, des syndicats et des médias et la répression de la liberté de parole, tout en réduisant l’expression de la pluralité d’opinions, laissent un champ formidablement élargi à la propagande des islamistes. Notons que, le discours islamiste se diffuse au sein de ces sociétés aussi bien par les gouvernants - qui tentent d’instrumentaliser la religion pour mieux exercer leur contrôle et réprimer l’opposition démocrate - que par les opposants islamistes qui brandissent le drapeau de la religion pour lutter contre la corruption et l’injustice.
Nous sommes tous responsables
Nous venons de le dire : la montée de l’islamisme sous différentes formes, depuis les années 1980, n’est pas un fait accidentel mais résulte, bel et bien, d’un long processus de blocage du développement politique, social et humain dans les pays concernés. Il engage la responsabilité des dictatures locales mais aussi les pouvoirs occidentaux qui, soucieux des intérêts économiques du moment, ont omis de défendre les valeurs démocratiques et ont soutenu de manière directe et indirecte les pouvoirs dictatoriaux. Enfin, il faudrait rappeler également que les mouvements d’opposition de tendance non–islamiste, épuisés par une répression continuelle et déroutés par l’absence d’une pensée démocratique, n’ont pas pu jouer leur rôle dans la construction d’une alternative démocratique face à la propagande islamiste. Certains d’entre eux sont allés et vont toujours jusqu’à justifier les mouvements islamistes, pour cause de défense des peuples déshérités et humiliés sous domination de l’impérialisme occidental. Ce type de pensée et de positionnement est également présent parmi les forces progressistes et notamment des féministes de pays occidentaux.
Cette vision se fonde sur les confusions dangereuses qui la rapprochent du discours islamiste. Ce dernier affirme que la religion est le ciment de l’identité du peuple musulman réprimé par l’Occident impérialiste. La notion de peuple musulman nie l’existence réelle des musulman (e)s, traversée par une diversité d’appartenances sociales, sexuelles et politiques, afin de créer une identité communautaire fondée sur la religion, pour l’instrumentaliser ensuite à des fins politiques. De la même manière, la réalité complexe de l’Occident est niée afin de la réduire à l’impérialisme et de procéder à la négation des valeurs de la démocratie, de la liberté et de l’égalité, au nom de la lutte contre les colonisateurs et les impérialistes.
Ce discours, assez simpliste, trouve cependant un écho favorable, non seulement auprès des déshérités, mais également auprès de différentes couches sociales, y compris des intellectuels. Ce fait nous renvoie à une autre dimension du phénomène de la montée du politico-religieux dans le monde actuel, dépassant l’unique cas de l’islam. Ajourd’hui, nous sommes confrontés aux divers mouvements de nature politico-religieux qui visent à faire reculer la sécularisation et à réinvestir l’espace public. Tout comme pour l’islamisme, les questions liées à la gestion de la sexualité et aux rapports des sexes, lieux de cristallisation de l’ordre religieux, se trouvent au centre de leurs stratégies (voir les positionnements des intégristes catholiques et protestants autour de l’avortement, du PACS, etc.).